Par Olfa DAOUD | Docteur en sciences du cinéma, de l’audiovisuel, des technologies de l’art et des médiations artistiques |
La dimension contemporaine du jeune cinéma tunisien est une notion de base dans ce propos qui cherche à mieux figurer le cinéma tunisien à l’heure des défis. C’est ainsi que nous dévisageons un cinéma contemporain qui atteste d’un vrai ancrage dans la réalité sociale, et ce, à l’image d’une société subjuguée par ses propres contraintes, il s’agit de décrypter le potentiel critique de ce cinéma à travers la pertinence des procédés techniques et esthétiques des jeunes auteurs réalisateurs. Il s’agit aussi de comprendre leur vocation de « contemporains » pour le profil de détracteurs qu’ils représentent à l’épreuve d’un vécu social lourd et accablant.
La dimension contemporaine du jeune cinéma tunisien
Réfléchir la pratique cinématographique contemporaine en Tunisie nous renvoie forcément à l’œuvre de trois générations successives que sont les précurseurs, les fondateurs, les novateurs et une génération de plus jeunes cinéastes, profitant, depuis le soulèvement populaire du 14 janvier 2011, de plus de liberté et d’un accès plus facile aux nouvelles technologies audiovisuelles. Ces générations ont œuvré dans un esprit concepteur de mondes filmiques, se désintéressant des modes de production industriels, en faveur d’un esprit à la fois singulier que recherché, focalisant pour la majorité de leurs thèmes la société tunisienne en tant que telle. Ainsi nous déterminons les jeunes cinéastes de « contemporains », en nous référant au philosophe italien Georges Agambin, pour une plausible définition de ce terme. C’est ainsi qu’ils nous semblent les mieux doués pour recevoir l’obscurité de leur temps comme une affaire qui les regarde et ne cesse de les interpeller. Et si nous les définissons comme tels, c’est parce qu’ils ont bien su continuer le chemin de leur prédécesseur, préoccupé à la base de « l’obscurité de leur temps ».
Un parcours retracé
Ce que nous définissons par Jeune cinéma tunisien, ce n’est pas seulement l’art filmique catégorisé par la plus jeune tranche d’âge de cinéastes, c’est plutôt ce qui est défini par les lignées d’auteurs — réalisateurs issus de l’esprit fondateur instauré par les associations de : Ftcc , Ftca, Atpcc, et ce, depuis leurs premières genèses. C’est, par le biais de pareilles associations, que voyait le jour l’esprit vif et éveillé d’une jeunesse fascinée par le monde de la fiction cinématographique. Selon Hédi Khelil, le cinéma tunisien contemporain est un corollaire de ces associations et fédérations. C’est de par leur rôle névralgique que s’est constituée la charpente actuelle du cinéma tunisien, selon un apport déterminant d’« un laboratoire de frustrations, d’expériences et de tâtonnements »,
le jeune cinéma tunisien est au rythme des mutations socioculturelles et politiques depuis le 14 janvier 2011, une sélection de films primés à maintes reprises dans les festivals internationaux pistent encore la trace des aînés, quant à la défense des principes fondamentaux et valeurs humanitaires, comme la liberté, la dignité et la tolérance. Nous citons, à titre d’exemple, « A peine j’ouvre mes yeux » de Leyla Bouzid, « Hédi, un vent de liberté » de Mohammed Ben Attia, « La belle et la meute » de Kaouther Ben Hnia, « Tunis by night » d’Elyès Baccar, « Benzine » de Sarra Abidi, « Demain dès l’aube » de Lotfi Achour, «Biik Niich» de Mehdi Barsaoui, «Fartattou Dhab» de Abdelhamid Bouchneq et tant d’autres.
Des thèmes ancrés dans la société figurent comme un choix justifié, les jeunes cinéastes tunisiens préféraient aborder des thèmes brûlants, comme pour ainsi répondre à un besoin incessant de remettre en question la société par une focalisation de ses maux. Leurs films disent leur profonde implication culturelle, sociale et politique, ils ne se privaient pas de se munir d’un esprit optimiste toutefois armé de sens critique face à une réalité sociale et politique déployée à leurs yeux comme de plus en plus préoccupante.
La Tunisie incarne aux yeux de ces jeunes talents de la période post-révolutionnaire les aptitudes et les volontés de la société à l’émancipation. Ce sont les valeurs archaïques qui se présentent souvent à leurs yeux comme des concepts de remise en cause. Car s’il y avait eu un certain progrès social, et si la figure extérieure de la société tunisienne avait changé depuis des décennies, les individus ne le sont guère, ils n’étaient devenus ni plus évolués, ni même moins desservis de leurs carcans. Un pays, déchiré entre modernité et archaïsme, est un lieu de tensions permanentes et dégradantes. Ces jeunes, toujours sur les pas de leurs aînés, sont sur leurs gardes face à une visible réaction conservatrice de la communauté entravant tout esprit créateur. Les films des jeunes cinéastes sont une polémique ouverte fixant des individus moins libres, moins tolérants, moins humains et moins responsables. Ils font face à une attitude générale d’individus dépersonnalisés susceptibles à la manipulation ; esclaves de l’entendement collectif et social. Ce jeune cinéma fait souvent face aux carcans de la société, à ses raisons régressives sans fondements ni idéaux.
Le soulèvement populaire du 14 janvier 2011 a fait que la production filmique soit de plus en plus déliée de toute censure, une nouvelle aire cinématographique semble prendre revanche lorsqu’on sait que tout le monde filmait et postait ses vidéos sur les réseaux sociaux, peu importe qu’ils soient inscrits dans l’amateurisme ou dans un registre plus professionnel. Dans un même esprit, un bon nombre de films sont réalisés avec les moyens du bord et selon ce qui reste bien interprété, selon le Professeur des Universités Maxime Scheinfeigel, comme un nouveau processus cinématographique :
Le film descend, en effet, à l’intérieur d’un espace-temps monté, non plus en fonction de raccords cinématographiques des images les unes après les autres, mais grâce au glissement des formes à l’intérieur même de chaque image, un processus qui se conçoit tel un nouveau lieu possible de conception et de fabrication des images et des séquences, un homme assis non pas auprès d’une caméra de cinéma mais devant des consoles d’ordinateur, comme s’il s’agissait pour le cinéaste de refonder à sa source même le travail du cinéma.
C’est ainsi que la « nouvelle vague » de cinéastes trouve son bonheur dans l’acquisition de nouvelles compétences technologiques de filmage. Cette nouvelle génération, éclairée et enivrée par un farouche enthousiasme de l’image mouvante, est à l’image d’un nouveau cinéma tunisien qui se conçoit désormais dans les méandres d’une technologie plus accessible. Il s’agit bien, en effet, d’un moyen d’expression de prédilection pour ceux dont l’intérêt aux problèmes de la société en Tunisie se conçoit à l’ordre du jour. Ces jeunes, se sentant particulièrement affranchis de la nécessité de l’aide financière du ministère de la Culture, débloquent leurs derniers freins vers l’émergence de leurs vrais talents. Cette jeunesse tunisienne éclairée est à l’image d’un fléau mondial que le critique de l’image de synthèse Michel Porchet retrace : les images expérimentales d’aujourd’hui redéfinissent le cinéma dans sa forme, une forme éclatée, montage aléatoire, narration générée par un programme informatique(…) images « mappées », « morphées », bidouillées, éclatées, les nouveaux sorciers créateurs et montreurs d’images les font passer par toutes les couleurs de la réappropriation artistique.
Des thèmes tant inédits que marginaux font leur apparition, ce qui atteste d’un vrai ancrage dans la réalité sociale. Nous pensons, en fait, qu’il s’agit d’un esprit filmique particulier, attentionné par les lieux filmiques, et par ce qu’ils comportent d’esprit spécifique généré par leur corporéité. Les jeunes cinéastes, tout comme leurs prédécesseurs, sont aussi intéressés par les lieux, par leurs différentes manifestations et par leur disposition sémiotique à se déterminer comme un langage approprié. Ce langage se conçoit comme ce qui découle de l’abord plastique que le lieu conjugue pour exhumer son potentiel de corporéité.
Nous figurons ainsi la capacité de ces lieux à se corporéiser comme un dispositif sémiotique élaboré, selon la thématique filmique disposée par ces jeunes réalisateurs. D’ailleurs, nos metteurs en scène semblent être d’accord pour figurer les « lieux » dans leurs films, comme figures d’échange, qui se traduisent, essentiellement dans leurs formes cinématographiques, comme des lieux psycho-sociaux ; figures de révélations.
Le cinéma tunisien contemporain mise sur les lieux filmiques pour leur pouvoir de corporéité qui se veut pertinemment traduit et pensé sur le mode d’un réel reconsidéré. Ce que nous entendons par corporéité est ce qui semble révélé par un mode de perception qui essaye de se frayer un chemin dans la configuration spatiale d’une identité sollicitée. L’espace filmique est construit selon un procédé capable d’interroger les manifestations sensibles et matérielles des lieux, pour leur contenu sémiotique.
Les lieux sont ainsi transcrits pour le rôle de potentiels acteurs équivalents aux acteurs humains. Le cinéma tunisien contemporain souscrit, ainsi, l’espace filmique dans une conception plastique qui dépasse sa spatialité cinématographique pour se traduire dans l’imaginaire spectatoriel, selon une plus profonde préoccupation. Nous tenons ainsi à envisager un point de vue exhibant le lieu filmique dans sa corporéité, et déchiffrant son potentiel psychique et socioculturel.
Des lieux filmiques pour un esprit contemporain engagé
Depuis ses débuts, le cinéma tunisien comprenait les lieux filmiques pour leurs potentiels psycho-socio-sémiotiques, sans doute cela contribuerait à travailler le spectateur et à solliciter son profond entendement pour les problèmes insinués. C’est ce qui, à notre égard, profile le cinéma tunisien, ainsi que les auteurs réalisateurs par contemporain. Nous insistons ici à désigner pour contemporain non simplement celui qui fait partie de l’époque actuelle ou d’une période inscrite dans les temps présents, le concept de contemporanéité révèle tout ce qu’un artiste ou une œuvre ne sont pas représentatifs de leur époque, c’est-à-dire leur pouvoir d’inactualité qui les détermine comme avant-gardistes. Etre contemporain c’est avoir l’intention et la capacité de convaincre de potentielles menaces des regards éblouis que les gens portent machinalement sur leur propre époque. C’est faire face à un sentiment d’évidence tyrannique que l’impact psychosocial de la vie courante ne cesse de générer. Etre contemporain c’est aussi faire l’éloge de ceux marginalisés et vaincus pour ce qu’ils sont capables de déployer dans un regard prophétique toutes les menaces d’une altérité confisquée.
C’est ainsi que nous déterminons les auteurs réalisateurs pour contemporains. Pour leur vis-à-vis singulier de leur époque et pour leur capacité à prendre un certain recul tout en adhérant à un vécu prospecté. Dans son ouvrage : «Qu’est-ce que le contemporain ?», Giorgio Agamben nous sollicite dans cette pertinente réponse à mieux nous figurer les réalisateurs du corpus pour un profil plausible, il dit :
Seul peut se dire contemporain celui qui ne se laisse pas aveugler par les lumières du siècle et parvient à saisir en elles la part de l’ombre, leur sombre intimité (…) Le contemporain est celui qui perçoit l’obscurité de son temps comme une affaire qui le regarde et n’a de cesse de l’interpeller, quelque chose qui, plus que toute lumière, et directement et singulièrement tourné vers lui. Contemporain est celui qui reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps.
S’approfondissant encore dans sa réponse, Giorgio Agamben ajoute que le contemporain se profile encore éthiquement dans son courage, car cela ne signifie pas seulement une capacité « de fixer le regard sur l’obscurité de l’époque, mais aussi de percevoir dans cette obscurité une lumière qui, dirigée vers nous, s’éloigne infiniment ». Car, malgré les difficultés financières et les conditions difficiles de production, les jeunes réalisateurs pistent encore le parcours de leurs aînés, et se comportent en réels militants, munis de leur infaillible persévérance et leur courage pour mener à terme leurs projets. Leur contemporanéité ressort de ce qu’ils sont capables de réussir une lucide perception des ténèbres qui émanent de leur époque, car, comme le montre G. Agamben, l’obscurité n’est pas le constat d’une expérience anonyme et, par définition, impénétrable. Elle est au contraire perçue comme un pouvoir de mise en abyme, C’est-à-dire comme une modalité autoréflexive que les réalisateurs déploient au bon gré des spectateurs.
Dans ce qui nous intéresse le plus, des représentations contemporaines que les réalisateurs profilent, c’est leurs manipulations filmiques des lieux réels pour en extraire les modalités sémantiques propres à de nouvelles figurabilités spatiales. Procédé que nous envisageons, comme le mieux capable à détecter le sens qui en émane et d’en dégager la diversité de l’expérience cinématographique tunisienne. C’est à cette méthode que nous détournons notre profond intérêt afin de nous engager vers les voies de prospection les mieux élucidées dans l’œuvre des réalisateurs, celles qui vérifient la corporéité des lieux filmiques.
En fait, la configuration spatiale des lieux filmiques dans ces productions contemporaines se détourne du principe des lieux décors, pour s’inscrire dans un objectif primordial consistant à quémander les valeurs nécessaires au progrès sociétal, et ce, à travers une profonde critique sociale. Cette approche des lieux semble fort récurrente et bien pointée dans leurs filmographies, car en plus d’opérer par une phase réflexive la société, elle procure un engagement optimal par l’état de spectature qu’elle sollicite.
Les lieux filmiques sont ainsi précurseurs à la réflexion par leur pouvoir psychosocial, ils figurent souvent un désenchantement à l’ordre d’une critique sociale mettant en cause certains compromis sociaux. Il se trouve qu’une certaine manipulation des lieux filmiques se voit toute adjuvante de l’image régressive de la société. Ainsi, sont procurés un langage plastique en lumière, couleurs et cadrage pour représenter, selon un certain point de vue, une réalité problématique. En effet, la configuration spatiale des lieux filmiques, selon les jeunes auteurs réalisateurs tunisiens, semble fonctionner dans l’esprit de ce que le théoricien du théâtre, Antonin Artaud, entend : « Une image, une allégorie, une figure qui masque ce qu’elle voudrait révéler ont plus de signification pour l’esprit que les clartés apportées par les analyses de la parole ». Le cinéma tunisien, dans sa dimension contemporaine, se trouve profondément voué à un réel sondage de la société. Ainsi, des thèmes d’allure contestataire font leur apparition, pour un vrai ancrage dans la réalité sociale.
Le rôle des « jeunes contemporains » consiste à pointer la réalité sociale qui est susceptible de méditation. Il s’agit d’une réalité émouvante, à l’image d’une société subjuguée par ses propres contraintes, une société que nous sommes portés en tant que spectateurs impliqués à revoir dans la brutalité de sa réalité. Telle est la vocation du jeune cinéma tunisien, c’est d’impliquer dans le contexte de contemporanéité, le spectateur pour les sérieux problèmes de sa société, c’est ce qui détermine sa spécificité. A ce propos et dans une réflexion sur la fonction sociale de l’art, Jean-Pierre Colin souligne : «C’est encore dans le tiers monde, qu’à l’avenir, les conditions resteront différentes et c’est là qu’apparaissent aujourd’hui le plus grand nombre de jeunes réalisateurs. C’est même dans ces pays que semble se réfugier le cinéma d’art, soit à l’abri d’un appareil de production important, comme en Inde, en Turquie, en Égypte, au Brésil ou au Mexique, soit dans une relation de coproduction avec les pays occidentaux. Dans une relation de ce type, par exemple, et en quelques années, le cinéma tunisien a réussi à s’imposer.
C’est l’ancrage dans la réalité sociale qui détermine l’identité du cinéma tunisien. C’est ainsi que les auteurs-réalisateurs arrivent à se profiler comme contemporains pour ce qu’ils se trouvent capables à mieux percevoir et à mieux faire percevoir des ténèbres de leur époque.
Ce que nous désignons nos jeunes auteurs réalisateurs par contemporains démarque une tranche d’artistes aliénés, mal dans leur peau, acquérant un pouvoir d’inactualité qui les détermine comme avant-gardistes. Si nous qualifions de contemporains ces jeunes cinéastes, c’est pour leur intention et capacité à convaincre des potentielles menaces des regards éblouis que les gens portent machinalement sur leur propre époque. C’est qu’ils ont opté dans leurs visions filmiques de faire face à un sentiment d’évidence tyrannique que l’impact psychosocial de la vie courante ne cesse de générer. Nous les destinons par contemporains parce qu’ils ont choisi de déployer aux yeux de leurs protagonistes conçus soit en chair, soit en lieux, un langage filmique élogieux de ceux marginalisés et vaincus pour ce qu’ils sont capables de déployer dans un regard prophétique toutes les menaces d’une altérité manquée.